DOSSIER 04
Mathieu Bélanger
Joséphine De Bruycker
Hélène Delisle

ÉCONOMIE

La crise sanitaire de la COVID-19 a exacerbé les forces et les faiblesses des modèles économiques. L’importance d’avoir une gouvernance robuste se fait alors ressentir pour résister à une telle crise, mais aussi pour assurer sa prospérité. Le succès économique découle ainsi d’un équilibre entre les investissements publics et privés dans les secteurs névralgiques, et du maintien d’un écosystème attrayant pour les investissements étrangers. Toutefois, le protectionnisme économique émanant de la pandémie met en évidence les dangers de la mondialisation et de l’ouverture économique.

Quand avantages fiscaux riment avec investissements internationaux 

Texte de Hélène Delisle

Singapour a la réputation d’être une mégapole ayant connu un développement économique phénoménal. Concrètement, c’est en fait une multitude de facteurs qui ont fait le succès de Singapour. L’un deux? Des politiques fiscales avantageuses à la fois pour les entreprises et pour les particuliers. La cité-État attire année après année autant des sommes importantes en capitaux que des talents diversifiés et qualifiés. Les politiques fiscales et la stabilité de la cité-État font de Singapour un récipiendaire de choix pour les investissements étrangers.

LES POLITIQUES FISCALES, UN VECTEUR DE DÉVELOPPEMENT

Le taux d’imposition pour les particuliers, dont la limite maximale est de 22 % à Singapour comparativement à 53 % au Québec, rend la cité-État très avantageuse pour les mieux nantis (Centre québécois de formation en fiscalité, 2019). Par ailleurs, les gains en capitaux ne sont généralement pas imposés, l’argent peut donc fructifier rapidement et à grande échelle. C’est l’équivalent d’avoir un compte d’épargne libre d’impôt (CELI), mais sans plafond. De plus, le taux d’imposition pour les corporations est à un taux fixe de 17 % (Gouvernement de Singapour, 2021). De nombreux avantages fiscaux additionnels pour les entreprises ont été mis en place par la Inland Revenue Authority of Singapore (abrégée IRAS), plaçant le marché des affaires de Singapour comme l’un des plus avantageux au monde.

Les plus grands gagnants de ces politiques avantageuses sont définitivement les petites entreprises. En effet, de nombreuses exceptions fiscales sont prévues pour encourager l’innovation. Le programme de crédit pour la productivité et l’innovation (PIC) n’est qu’un exemple parmi tant d’autres initiatives qui permettent aux petites entreprises de rivaliser avec les sociétés déjà bien établies. Ces politiques permettent aux entreprises d’avoir accès à différents crédits d’impôt et allègements fiscaux pour leur permettre d’innover et d’alimenter le marché corporatif compétitif de Singapour (SBS Consulting, 2020).

Coefficient de Gini
Le coefficient de Gini est une mesure de la répartition des revenus au sein d’une population développée par le statisticien italien Corrado Gini, en 1912. Le coefficient est souvent utilisé comme un indicateur de l’inégalité économique. Le coefficient varie de 0 à 1, 0 représentant une égalité parfaite et 1 une inégalité parfaite (Hayes, 2021).

La philosophie singapourienne joue un rôle important dans le développement économique. Soucieux d’encourager l’entrepreneuriat, l’IRAS défend ces taux comme étant une manière de récompenser ceux qui travaillent fort (Gouvernement de Singapour, 2021). Cette idéologie soulève des débats sur la place publique, notamment dans le contexte où malgré la richesse deSingapour, cette cité-État reste l’un des pays développés les plus inégalitaires (Figoni, 2012). En effet, le coefficient de Gini qui mesure le degré d’inégalité dans un pays, est de 0,459, un score très haut (World Population Review, 2021). À titre de comparaison, le coefficient du Canada est de 0,33 (World Population Review, 2021).

UNE DESTINATION ÉCONOMIQUE DE CHOIX

Les politiques fiscales avantageuses de Singapour ne servent pas seulement les intérêts locaux, mais également ceux de compagnies internationales qui décident de s’y installer. Dans le but de faire face à un marché intérieur restreint, le gouvernement misait sur l’ouverture complète de son économie. Un objectif important est l’attraction des investissements directs étrangers (IDE). Ceux-ci représentent autour de 20 % du produit intérieur brut (PIB) de Singapour (Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED), 2020). En 2020, ce sont 115,2 G$ qui sont entrés au pays par les investissements étrangers (CNUCED, 2020). La cité-État se trouve au cinquième rang mondial des pays qui reçoivent le plus d’IDE, après les États-Unis, la Chine, les Pays-Bas et Hong Kong. D’importants IDE dans la fabrication de produits électroniques, l’énergie, l’industrie chimique, les services financiers et le commerce de détail ont fait grimper considérablement les flux entrants, soit de près de 15 % par rapport à 2018 (CNUCED, 2020). Notons par exemple l’expansion des activités dans le domaine des semi-conducteurs de Micron Technology provenant des États-Unis ou encore le nouveau complexe du géant du gaz Linde du Royaume-Uni (CNUCED, 2020).

Selon Jingxin Zheng, vice-président régional Amériques au Conseil de développement économique de Singapour rencontré lors du Congrès Poly Monde, il y a deux autres raisons qui font de Singapour un en-droit si intéressant pour les investissements étrangers. D’une part, l’Asie est une plaque tournante du commerce international en raison de sa croissance économique rapide et du nombre grandissant de consommateurs, dont une grande partie a moins de 35 ans. D’autre part, Singapour est une ville dont la population est extrêmement diversifiée tant au niveau de l’ethnicité, de l’âge que du revenu de ses habitants. Ces phénomènes font en sorte qu’elle est une destination de choix pour tester de nouveaux produits ou services. En effet, les compagnies se servent de Singapour pour comprendre le marché de l’Asie du Sud-Est et tester l’adéquation au marché.

Ce succès est favorisé non seulement par les politiques fiscales avantageuses, mais également par la stabilité économique et politique. De plus, l’absence de corruption, une situation géographique stratégique, un parc immobilier industriel de grande qualité et une prédominance des outils technologiques efficaces sont tous des facteurs qui font de Singapour une destination de choix pour les investisseurs. La législation facilite également l’immigration de la main-d’œuvre, contribuant ainsi à approvisionner en talents les nombreuses compagnies singapouriennes (Figoni, 2012).

LE CANADA, UN PAYS TOUT AUSSI ATTRAYANT

Malgré le taux d’imposition pour les particuliers qui peut atteindre plus de 50 %, le Canada reste un pays très avantageux pour les IDE. Le pays se classe au onzième rang mondial des pays avec le plus de flux monétaires entrants, ceux-ci s’élevant à 62,9 G$, en hausse de 15,8 % par rapport à 2019 (CNUCED, 2020). Les investissements au Canada proviennent majoritairement des États-Unis qui détiennent 50 % des IDE, suivis de ceux du Luxembourg et du Royaume-Uni (CNUCED, 2020). Ceux-ci se concentrent principalement dans l’industrie manufacturière, les mines ethydrocarbures, la finance, les assurances et le commerce de détail (CNUCED, 2020). Comme Singapour, leCanada profite d’une main-d’œuvre bien formée, de bonnes infrastructures et d’un système bancaire solide. Il se démarque grâce à l’abondance et à la diversité des ressources énergétiques (CNUCED, 2020). Le Canada doit toutefois jongler avec de grands défis de dépendance face aux États-Unis et il est très sensible à la fluctuation des prix internationaux.

Montréal se démarque sur la scène canadienne grâce à son écosystème de startup en pleine expansion (Laurin & Paquet, 2021). Selon Mark Maclean, directeur principal Amériques et Asie chez Montréal International en conférence au Congrès Poly-Monde, les industries reliées à l’intelligence artificielle (IA), aux effets visuels, aux jeux vidéo et aux sciences de la vie se portent en effet très bien. Montréal est un endroit très attrayant pour les investisseurs dans ces domaines et la raison principale est que le talent qui s’y trouve. Le fait que le professeur Yoshua Bengio, sommité mondiale en IA, soit installé à Montréal et qu’il ait mis sur pied l’Institut québécois d’intelligence artificielle Mila, qui se veut un pôle mondial d’avancées scientifiques, d’innovation et d’IA, donne à Montréal un avantage compétitif extrêmement important (Mila, 2021). En ce qui concerne la technologie, le talent est le nerf de la guerre et selon M. Maclean, c’est à Montréal qu’on en retrouve le plus. Cet écosystème entrepreneurial créatif qui chevauche d’autres industries, comme l’aérospatiale et le manufacturier, laisse une place importante à l’innovation.

LES POLITIQUES FISCALES : UN CONCEPT À REPENSER

Des taux d’imposition bas ainsi que des exonérations fiscales ont longtemps été considérés comme des stratégies d’attraction d’investissements étrangers.De nouveaux enjeux comme la pénurie de main-d’œuvre qualifiée influencent toutefois les écosystèmes économiques. En effet, à Singapour, M. Zheng mentionne que de nombreux étudiants étrangers repartent après leurs études, amenant avec eux leur propriété intellectuelle. D’un autre côté, à Montréal, M. Maclean témoigne que les compagnies sont constamment à la recherche d’employés qualifiés, surtout dans le monde de la technologie. Les politiques fiscales devront évoluer pour répondre à ces nouveaux enjeux. En effet, il est bien d’avoir des exemptions de taxes, mais le réel enjeu est la formation et la rétention de talents. Ainsi, selon eux, les gouvernements auraient intérêt à encourager la formation des employés et l’atteinte de cibles par les compagnies. Ils suggèrent en outre des prêts remboursables sur plusieurs années dont le remboursement peut être exempté si certaines cibles de formation et de rétentions sont atteintes. Ainsi, les compagnies continueraient d’innover et d’être compétitives grâce à leur talent.

Pour conclure, les politiques fiscales sont des outils de développement économique importants pour Singapour et pour le Canada. Celles-ci peuvent être avantageuses autant pour les particuliers que pour les entreprises. Toutefois, dans l’environnement actuel en plein changement où la main-d’œuvre qualifiée est en grande demande, il est primordial pour les sociétés de revoir leurs priorités et d’adapter leurs politiques fiscales.

• photo © Lisanto

Les dangers d’une économie perpétuellement sous respirateur artificiel

Texte de Mathieu Bélanger

Les idéologies et la capacité de payer de l’État influent sur ses interventions dans l’économie et sur le développement d’infrastructures publiques efficientes. Néanmoins, lorsque sonne le glas d’une crise, tous se tournent vers celui-ci afin qu’il prenne les mesures nécessaires pour renflouer les coffres des individus et des entreprises privées.

Le contexte de la crise sanitaire mondiale de la COVID-19 a mis en relief les capacités variables des États à protéger leurs populations et leurs économies à coups de confinements et de stimuli gouvernementaux. Alors que les pays riches vaccinent à profusion, une nouvelle période post pandémique se lève-t-elle déjà? Que restera-t-il des milliards dépensés et que nous réserve une reprise catalysée par d’ambitieux pro-grammes de relance?

LES DEUX SOLITUDES PANDÉMIQUES

S’il semble que SARS-CoV-2 ait d’abord trouvé porteur humain dans un marché alimentaire de Wuhan, en Chine, le constat frappe un an plus tard. C’est en effet à l’opposé de la planète, en Occident, que les économies titubent, valsant au gré des demi-mesures de confinements et déconfinements. Alors que pour la première fois de son histoire le Forum économique mondial, grande messe de la mondialisation, se tiendra loin de Davos, c’est Singapour qui reprendra le flambeau. Prisés pour leur gestion efficace de la pandémie, plusieurs territoires asiatiques comme Taïwan et Singapour jouissent aujourd’hui d’une reprise économique accélérée et pourraient profiter d’une accélération du déplacement des centres d’influence économiques de l’Occident vers l’Asie (The Economist, 2021).

Après plusieurs vagues épidémiques, les sociétés ont su montrer leur capacité d’adaptation et de résilience face au virus. Les statistiques épidémiologiques dé-montrent à elles seules les différences quant à l’état des lieux sur les trois territoires à l’étude. En date du 22 mai, le Canada rapportait un cumul de 666 morts par million d’habitants, contre 5 pour Singapour et 0,45 pour Taïwan (Université John Hopkins, 2021). Si la première vague a frappé plus fort sur l’île deSingapour (graphique 4.1), une révision des stratégies de confinement et de dépistage massif a su minimiser les éclosions successives, alignant les performances de gestion de la pandémie avec celles dont a joui Taïwan depuis les débuts de la crise.

Graphique 4.1 : Nouveaux cas quotidiens de COVID-19 par million d’habitants de mars 2020 à juin 2021

Graphique 4.2 : Total des cas de COVID-19 en fonction du total de décès

S’il est encore trop tôt pour tirer des conclusions exhaustives des facteurs ayant influencé les portraits épidémiologiques des territoires, les rapports provisoires publiés pour le Québec et l’Ontario soulignent la gestion hasardeuse des milieux hospitaliers de longues durées au Canada (St-Onge & Shaw, 2021; Webster, 2021). Les complications de santé attribuables à la COVID-19 étant, règle générale, beaucoup plus mortelles pour les populations âgées, ce facteur a joué un rôle important dans l’évolution agressive du nombre de décès lors de la première vague d’infection au Canada. À titre comparatif, même si la majorité des infections à Singapour ont été recensées durant les premiers mois de la pandémie, la quasi-totalité des éclosions, soit 95 % des cas, concernait des travailleurs migrants, majoritairement âgés de 20 à 30 ans (Aravindan & Geddie, 2020). Vivant en grand nombre dans des logements-dortoirs exigus, ces travailleurs occupent des emplois essentiels à l’économie de Singapour comme la construction et l’infrastructure portuaire. C’est pourquoi le gouvernement de la cité-État a dû réajuster le tir en imposant une logistique de dépistage massif par groupes et des rotations d’effectifs.

ÉLECTROCHOC EN OCCIDENT

Face à un virus fortement contagieux, les États ont rapidement déployé des mesures favorisant la distanciation sociale et l’isolement pour contrer les éclosions localisées. L’intensité des mesures qui varie selon la situation épidémiologique a un impact direct sur les économies locales. Ainsi, l’incapacité du Canada à prévenir la montée de la deuxième et de la troisième vague a contribué à limiter la vitalité de la reprise économique et a aggravé les symptômes de la secousse économique tant dans les coffres de l’État qu’en matière d’endettement.

Les plus récentes données sur l’emploi et la croissance du PIB (graphiques 4.3 et 4.4) montrent la facilité avec laquelle Taïwan a jusqu’ici traversé la crise. En effet, l’emploi n’a subi qu’une relative petite perturbation, bien moindre que celle de la dernière crise financière de 2008. Signe que la reprise y est déjà bien entamée, après avoir limité les impacts de la crise à une pause de la croissance, l’île renoue déjà avec des figures de croissance du PIB même supérieures au niveau d’avant crise. En revanche, le cas de Singapour est plus proche de celui du Canada; si le chômage y était déjà plus bas qu’au Canada, la hausse relative a été la même, les de-mandes de chômage ayant doublé par rapport aux mois précédents le pic de la crise. L’impact relatif de la croissance est aussi similaire; le choc des mesures sanitaire sa provoqué une contraction importante du PIB au deuxième trimestre de 2020, la reprise en « V » laisse néanmoins présager un retard notable du Canada.

Graphique 4.3 : Taux de chômage mensuels désaisonnalisés

Graphique 4.4 : Croissance annuelle du PIB

STIMULI ET CROISSANCE : COMMENT FINANCER LA REPRISE ÉCONOMIQUE

L’évolution de l’emploi et de l’activité économique se reflète directement dans les prévisions des revenus de l’État. En parallèle, une situation sanitaire plus grave et volatile a forcé des États comme le Canada à se pourvoir de généreux programmes de compensation et de soutien à l’emploi, tout en débloquant des fonds importants pour assurer les services de santé. Dans les économies occidentales, une inversion des tendances en matière de politique budgétaire a ainsi été observée. Si au tournant de la crise financière de 2008 les dépenses étatiques étaient vues comme un péché par des acteurs économiques comme la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international, des initiatives comme celles mises en place par le Canada sont désormais acclamées par ces mêmes acteurs (The Economist, 2021). Une seconde tendance se dessine de la même façon. En effet, certaines banques centrales semblent avoir officieusement évolué quant à la perception de leurs propres rôles. Ces derniers, qui consistent officiellement à garantir la stabilité des prix en soutenant les importants désirs de dépense des États par l’assouplissement quantitatif, ont comme but perceptible de favoriser la croissance et de catalyser la reprise de l’emploi (The Economist, 2021).

Graphique 4.5 : Soldes budgétaires des états nationaux

Graphique 4.6 : Croissance de la masse monétaire de base


À court terme, ces mesures semblent avoir préservé un semblant de stabilité économique et la reprise se dessine déjà. Grâce aux mesures d’assouplissement quantitatif, le gouvernement canadien, qui a été l’État de l’Organisation de coopération et de développement économiques ayant le plus dépensé lors de la crise (Fonds monétaire international, 2021), a dévoilé en avril dernier un déficit (relatif à son économie) similaire à celui de Singapour (graphique 4.5). Singapour et Taïwan se distinguent de la situation canadienne par le fait que leurs banques centrales ont eu peu recours au rachat d’obligations massif pour alléger la dette. La croissance de la masse monétaire de base au Canada (graphique 4.6) donne à cet effet une idée de l’ampleur de la divergence entre les différentes stratégies monétaires adoptées par les pays pour répondre à la crise.

• photo © Florence Cimon-Paquet

Ce que l’innovation ne peut résoudre

Texte de Mathieu Bélanger, Joséphine De Bruycker et Hélène Delisle

En 2016, Singapour a publié son plan Research, Innovation and Enterprise 2020 (abrégé RIE 2020) (National Research Foundation, 2016). Ce plan s’inscrit dans la stratégie de la cité-État qui consiste à développer une économie basée sur les connaissances et guidée par l’innovation. Parallèlement, en 2017, le gouvernement canadien a dévoilé sa stratégie des supergrappes industrielles. L’analyse des réussites et des difficultés de ces deux programmes démontre qu’une plateforme ambitieuse axée sur l’innovation n’est pas une solution miracle au manque de prospérité économique. Elle met également en lumière l’impact des caractéristiques inhérentes d’un territoire et de sa population sur l’implémentation de ces programmes.

Les supergrappes
Une grappe est un regroupement d'entreprises, d'établissements académiques et d'organisations à but non lucratif visant à stimuler l’innovation et la croissance, engendrant simultanément de l’activité économique (Gouvernement du Canada, 2021). À titre d’exemple, la « Silicon Valley » aux États-Unis constitue une grappe de renommée mondiale. Le concept de Supergrappe en est donc la version canadienne, qui inclut un financement prévu maximal de 950 M$de la part du gouvernement, avec une contrepartie équivalente de l’industrie attendue (Gouvernement du Canada, 2021).

MISER SUR LES FORMULES GAGNANTES

Singapour est souvent associée à la richesse et aux technologies de pointe. Pour que ces deux caractéristiques interreliées continuent de s’accroître en parallèle, le gouvernement de la cité-État doit effectuer des investissements ciblés. En effet, il ne s’agit pas seulement de disposer de grandes quantités de capital à investir dans l’innovation technologique, mais bien de le dépenser dans des secteurs stratégiques. Ainsi, le RIE 2020 vise quatre secteurs technologiques : l’ingénierie et la fabrication avancées, les sciences biomédicales et de la vie, les solutions urbaines et le développement durable ainsi que les services et l’économie numérique. Ces secteurs sont conjointement choisis selon un équilibre entre leur avantage concurrentiel à l’international et les nécessités locales (National Research Foundation, 2016). Cette philosophie a pour but de permettre à Singapour de rester à la fois compétitive et performante.

À plus petite échelle, Montréal est considérée comme un écosystème d’innovation en constante expansion. Grâce à ses nombreux incubateurs, accélérateurs, investisseurs en capital de risque et programmes gouvernementaux, elle se positionne en effet comme une destination de choix pour les entrepreneurs (Montréal International, 2021a). La force des institutions universitaires de recherche et de formation ainsi que l’attractivité de Montréal pour la clientèle étudiante internationale contribuent aussi à développer un environnement propice au transfert technologique et au développement de solutions d’affaires novatrices. Cela a notamment permis à Montréal de se tailler une place de choix à titre de plaque tournante mondiale de l’intelligence artificielle. Montréal a ainsi été choisie comme siège de Scale AI, une supergrappe en intelligence artificielle vouée à la chaîne d’approvisionnement du Canada (Montréal International, 2021b).

AU-DELÀ DE LA TECHNOLOGIE, LES HUMAINS

Parallèlement, Singapour fait face à un défi de main-d’œuvre depuis plusieurs années. En effet, son petit territoire ainsi qu’une population limitée fait en sorte que la cité-État doit redoubler d’efforts pour attirer et conserver de la main-d’œuvre qualifiée. Plusieurs incitatifs sont en place et la législation d’immigration est simple, ce qui permet d’attirer plusieurs compagnies et travailleurs étrangers. Parmi ces incitatifs figure le programme EntrePass. Ce visa permet aux entrepreneurs de venir créer et développer des entreprises qui sont financées par du capital de risque ou qui exploitent des technologies innovantes (Gouvernement de Singapour, 2021). Par contre, attirer de nouveaux talents ne suffit pas. Il est impératif que Singapour cultive le talent local et retienne la main-d’œuvre qui vient s’y installer pour pouvoir rester compétitive, alors que la guerre sur le talent se fait sentir partout sur la planète. Selon Chan Chun Sing, ministre du Commerce et de l’Industrie, la stratégie de Singapour repose sur l’amélioration de la situation des employés moyens par la formation et le perfectionnement des compétences, le développement de talents locaux grâce à des programmes de bourses et le renforcement du rôle de la cité-État comme havre de paix pour les talents de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (Syed, 2019).

Singapore Economic Development Board
Le 11 mai 2021, l’équipe a assisté, dans le cadre du Congrès Poly-Monde 2021, à un panel animé par Jingxin Zheng, vice-président régional Amériques au Conseil de développement économique de Singapour. Selon M. Zheng, Singapour adopte une stratégie d’acquisition de talent qui évite une rivalité avec la Silicon Valley où d’importantes entreprises se situent. En effet, la cité-État vise autant l’excellence, mais se concentre sur le talent qui pourrait être qualifié de deuxième classe. Pour favoriser son développement, elle mise sur des compétences variées et un concept de technologie libre et à source ouverte.

L’INNOVATION A ENCORE DU CHEMIN À FAIRE

Au cours des dernières années, Singapour a été confrontée à des défis sociaux que les bénéfices économiques tirés de l’innovation ne peuvent contrebalancer. La cité-État fait face notamment à des inégalités de richesses grandissantes. Ces défis laissent présager une certaine restructuration du budget national pour augmenter les dépenses dans des programmes sociaux et en santé publique (Direction générale du Trésor, 2020). Par ailleurs, l’innovation à Singapour, illustrée par le RIE 2020, ne priorise pas actuellement les enjeux liés aux changements climatiques. Les investissements concrets incitant à la décarbonation des industries sont négligés et cette absence risque de se faire ressentir à long terme, notamment en ce qui a trait à la dépendance aux énergies fossiles et à la gestion des déchets industriels.

Le gouvernement canadien possède deux programmes majeurs de financement pour l’innovation : les Supergrappes d’innovation et le Fonds stratégique pour l’innovation (Gouvernement du Canada, 2021). L’équivalent canadien du RIE 2020 se retrouve donc dans cinq supergrappes, soient les technologies numériques, les industries des protéines, la fabrication de pointe, Scale AI et l’économie océanique (Gouvernement du Canada, 2021). Historiquement, le Canada jouit d’une réputation opposée à celle de Singapour en matière d’innovation, et les supergrappes constituent une opportunité pour le pays de changer cette réputation. Il reste alors à voir si les sommes investies par l’industrie et le gouvernement pourront donner lieu à des retombées économiques positives, tout en atteignant les objectifs préétablis (Beaudry & Solar-Pelletier, 2020). De plus, les indicateurs permettant d’analyser les impacts réels des supergrappes sur l’économie nationale sont eux-mêmes en développement, ce qui ne permet pas de prédire l’atteinte des objectifs en matière de dépenses, d'accroissement du PIB et de création d’emploi (La Presse Canadienne, 2020).

• photo © Remi Thorel

Construire la boucle industrielle

Texte de Joséphine De Bruycker

L’industrie de l’électronique et des semiconducteurs présente une dualité inhérente pour l’économie taïwanaise : c’est à la fois un des principaux moteurs de l’économie locale et un générateur de déchets polluants toxiques. Durant la crise de la pandémie de la COVID-19, la croissance de cette industrie n’a montré aucun signe de ralentissement. Ainsi, la transition vers une approche circulaire de l’économie semble à la fois logique et inévitable, afin que Taïwan continue de tirer des gains économiques de cette industrie nocive pour l’environnement.

BÉNÉFICIER D’UNE INFLUENCE POSITIVE

Taïwan est le plus grand fabricant mondial d’équipe-ment d’origine (Original Equipment Manufacturer, abrégé OEM). Sa production d’appareils et d’éléments électroniques découle donc majoritairement de contrats internationaux (Ibitz, 2020). En plus d’occuper une position vitale dans la chaîne d’approvisionnement mondiale de l’électronique, l’industrie connaît simultanément une expansion locale, alors que le gouvernement taïwanais investit directement dans l’industrie des semi-conducteurs par l’entremise d’incitatifs fiscaux, d’assouplissements réglementaires et de programmes de recrutement de talents internationaux (Taiwan Today, 2018). La transition de l’industrie électronique taïwanaise vers l’économie circulaire a été mise de l’avant par l’Europe, qui a adopté des directives d’écoconception en lien avec les matériaux nocifs et les déchets électroniques (Ibitz, 2020). Une dizaine d’années plus tard, ce sont les géants américains tels que Google, Apple, Amazon et Microsoft qui exercent une pression sur l’industrie taïwanaise en demandant aux fabricants de semiconducteurs comme la Taiwan Semi-conductor Manufacturing Company (abrégé TSMC) de réduire leur approvisionnement en énergie fossile, afin de mieux contrôler les émissions de leur chaîne d’approvisionnement globale (Yang, 2020).

Original Equipment Manufacturer
Un OEM est typiquement une entreprise dont les produits sont utilisés comme composants par une autre entreprise qui les emploie pour fabriquer des produits finis. En général, les OEM opèrent dans l’industrie de l’automobile et de l’informatique (Corporate Finance Institute, 2021).

Alors qu’en 2020, l’industrie poursuit son expansion à Taïwan, les demandes des clients internationaux illustrent l’inévitabilité et la logique de la transition vers une approche par l’économie circulaire (Huang, 2021). À ce sujet, le gouvernement taïwanais a présenté, en 2017, le Five Plus Two Industry Innovation Plan, un plan destiné à promouvoir le développement des secteurs clefs de l’économie locale. L’économie y est formellement nommée comme un moyen essentiel à l’implantation de ce plan qui cible notamment l’Industrie de l’électronique par l’entremise de la machinerie intelligente et l’internet des objets (Industrial Development Bureau, Ministry of Economic Affairs, 2019; Ferry, 2017).

FAIRE PROSPÉRER UNE INDUSTRIE ÉNERGIVORE AVEC PEU DE RESSOURCES NATURELLES

Selon une perspective énergétique, l’industrie électro-nique de Taïwan fait face à deux difficultés majeures. D’une part, cette industrie consomme énormément d’eau et d’électricité, alors que le territoire ne dispose de presque aucune ressource renouvelable et d’autre part, Taïwan est forcé d’importer environ 98 % de ses ressources en énergie (U.S. Energy Information Administration, 2018). De plus, l’énergie consommée à Taïwan découle majoritairement de la transformation des énergies fossiles, tandis que les énergies renouvelables représentent moins de 10 % du bilan énergétique local (Our World In Data, 2021).

En parallèle, la consommation élevée en eau de l’industrie de l’électronique à Taïwan, combinée à l’historique de pénuries d’eau sur le territoire, a encouragé une approche circulaire chez les gros acteurs du marché. À titre d’exemples, la TSMC possède un système de traitement des eaux usées qui permet d’extraire le cuivre des rejets et de le réutiliser, et le programme de recyclage du parc scientifique de Hsinchu permettait, en 2018, la réutilisation de 89 % des déchets industriels (Ibitz, 2020). Ces initiatives améliorent la qualité de l’eau retournée dans la nature tout en créant de nouveaux matériaux commercialisables. C’est le début de l’économie circulaire : de la valeur environnementale et économique est simultanément créée.

Visite avec le professeur Lin
En mars 2021, l’équipe de Poly-Monde a rencontré Brian Chi-ang Lin, professeur en développement durable et conseiller d’affaires à l’Université nationale Chengchi, à Taipei. Pr Lin a alors parlé de l’importance de considérer les « résidus » pour quantifier l’économie, puisqu’ils ont une valeur non négligeable. Afin de considérer de façon globale le mouvement des matériaux dans l’économie,Lin explique que les résidus circulaires générés peuvent être réinsérés dans un cycle subséquent. En conséquence, les quantités de matières premières et de résidus sont réduites. Cela permet de calculer un taux de recyclage et de circularité, développé par Lin lui-même, et où :

Toutefois, même si les bénéfices liés à un système économique circulaire établi sont palpables, il existe encore un manque d’incitatifs qui freine la transition globale de l’industrie électronique taïwanaise. En effet,Taïwan fait face à des prix de l’électricité plus bas que la moyenne mondiale (0,09 $/kWh en septembre 2019 comparé à la moyenne mondiale de 0,14 $/kWh), ce qui ralentit la transition vers les énergies renouvelables puisque la production d’électricité y est une des plus rentables d’Asie (Feigenbaum & Hou, 2020). En comparaison, le Québec jouit aussi des bas prix de l’électricité (0,010 $/kWh) qui provient majoritairement de sources renouvelables. Au Québec, le bas prix de l’électricité a donné lieu à une problématique différente. Ces avantages monétaires attirent de nombreuses industries énergivores et se traduisent notamment par une consommation énergétique de 224 GJ par habitant, soit plus de quatre fois supérieure à la moyenne mondiale (Whitmore & Pineau, 2021). Enfin, le faible coût de l’électricité au Québec tend également à offrir un retour sur investissement dans les projets d’énergies renouvelables moins intéressant qu’ailleurs, où l’électricité est plus dispendieuse.

Graphique 4.7 : Pourcentage des parts des combustibles fossiles comme source d’énergie primaire


• photo © Phil Desforges

Synthèse

Même si tous les impacts économiques reliés à la crise engendrée par la pandémie de la COVID-19 ne sont pas encore quantifiables et qualifiables, il est d’ores et déjà possible de constater les problématiques en lien avec l’efficacité et la résilience d’une économie mondiale très interdépendante. En effet, alors que la mondialisation bat son plein, une telle crise rappelle l’importance d’investir dans les économies locales afin d’assurer la résilience et la prospérité des régions et des nations. Le danger de la dépendance d’une chaîne d’approvisionnement internationale se traduit concrètement par des impacts économiques directs, autant en termes d’importations et exportations que d’accès à de la main d'œuvre qualifiée.

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