DOSSIER 02
Geneviève Bonhomme
Feng Yang Chen
Marc Lorfils Milord

POLITIQUE

Le régime politique d’un pays ou d’une région indépendante dicte sa manière d’agir à l’interne, ainsi qu’envers son environnement. Étudier cet aspect fondamental est donc essentiel pour comprendre les actions prises et les lignes directrices établies par le Canada, Singapour et Taïwan. Avec la modernisation, chacune de ces régions a développé un modèle politique qui lui est propre. L'étude des réalités territoriales et des effets externes permettent de comprendre et de justifier l’adoption de ces structures politiques. 

Une vision démocratique différente

Texte de Geneviève Bonhomme, Feng Yang Chen et Marc Lorfils Milord

Malgré les différences entre le Canada, Singapour et Taïwan, ces territoires ont tous un régime politique considéré comme démocratique. Ce système politique accorde la souveraineté au peuple qui élit un gouvernement chargé de défendre ses intérêts. Or, force est d’admettre que cette démocratie ne s’exerce pas de la même façon au Canada, à Singapour et à Taïwan où différents modes de gouvernance viennent nuancer la définition d’une démocratie.

ROBUSTE, D’UN OCÉAN À L’AUTRE

L’utilisation de l’index démocratique fourni par The Economist Intelligence Unit aide à soulever les différences entre les trois territoires. Comme le tableau 2.1 l’indique, le Canada occupe la cinquième place au classement de 2020 et il est considéré à ce titre comme une démocratie complète.

Tableau 2.1 : Index démocratique du Canada, de Taïwan et de Singapour

Ancienne colonie britannique, comme Singapour, le Canada est une monarchie constitutionnelle qui hérite du système politique britannique, soit une démocratie parlementaire. Le Parti libéral et le Parti conservateur du Canada qui datent respectivement de 1867 et 1854 dominent la scène politique canadienne. Cependant, c’est un système pluripartite qui prévaut, comme le démontre par le pourcentage des votes des partis élus au pouvoir qui sont généralement inférieurs à 50 % depuis 1958 (Heard, 2020; Bryden, 2012). Par exemple, aux dernières élections fédérales, en 2019, le Parti libéral est élu, permettant à Justin Trudeau de demeurer premier ministre du Canada pour un second mandat avec seulement 33,1 % des votes (Fife & Walsh, 2019). Le Canada adopte la définition de la démocratie suivante, selon l’index : « Pays dans lequel non seulement les libertés politiques fondamentales et les libertés civiles sont respectées, mais qui tendent aussi à s’appuyer sur une culture politique propice à l’épanouissement de la démocratie. Le fonctionnement du gouvernement est satisfaisant. Les médias sont indépendants et diversifiés. Il y a un système efficace de freins et de contrepoids. Le pouvoir judiciaire est indépendant et les décisions judiciaires sont forcées. Il n’y a que des problèmes limités dans le fonctionnement de la démocratie. » (The Economist Intelligence Unit, 2021).

Index démocratique
L’index démocratique élaboré par The Economist Intelligence Unit caractérise le statut démocratique de 165 pays et se base sur cinq paramètres: le processus électoral et le pluralisme, le fonctionnement du gouvernement, la participation politique, la culture politique et les libertés civiles. Le score maximal est de 10. Depuis la création de l’index, en 2006, le score moyen est passé de 5,44 à 5,37, le plus bas score ayant été atteint en 2020.

Les seuls événements qui ont eu un impact négatif sur le score canadien en 2020 sont le scandale de corruption WE Charity et la gestion de la pandémie (The Economist Intelligence Unit, 2021). Ces deux événements ont en effet abaissé le score des paramètres fonctionnement du gouvernement et liberté civile. Le scandale WE Charity a affecté la transparence du gouvernement Trudeau et a entraîné le pays hors du palmarès des dix pays les moins corrompus (Slaughter, 2021). Le premier ministre avait déjà été réprimandé à deux reprises sur des sujets similaires par le commissaire de l’éthique au Parlement canadien. Les libertés et restrictions civiles imposées à la population canadienne lors de la pandémie ont elles aussi contribué au déclin du score parfait de 2019. En somme, la démocratie au Canada est en bonne posture grâce à sa stabilité, sa démocratie et sa liberté d’expression, des valeurs fervemment respectées et défendues par les gouvernements au fil des ans (The Economist Intelligence Unit, 2021).

UNE ÎLE EXEMPLAIRE!

De son côté, Taïwan occupe le onzième rang au classement de l’indice démocratique de 2020. Occupant le 31e rang au classement de 2019, l’île connaît une remontée considérable. Le titre gagnant de l’année 2020 lui a d’ailleurs été attribué en raison de l’évolution de son rang et de son score, alors que la nation passait d’une démocratie imparfaite à une démocratie complète.

Outre l’organisation des élections présidentielles de 2020, Taïwan fait mieux que le Canada en matière de libertés civiles et de fonctionnement du gouvernement (tableau 2.1). Il faut remarquer ici que le libéralisme démocratique permet à la population de s’exprimer ouvertement sur les actions du gouvernement en place sans crainte de répression. Cette situation n’est pas monnaie courante en Asie où les libertés d’expression et de presse sont souvent marginalisées ou contrôlées (Jennings, 2017). Le Mouvement Tournesols des Étudiants, abordé à l’article 2.4, témoigne de cette liberté politique et de la volonté de la jeunesse de participer activement aux décisions publiques. Ce mouvement prouve que la défense des droits et des libertés fondamentales à Taïwan est au cœur de la politique démocratique.


Sur cette même lancée, le gouvernement fait de plus en plus preuve de transparence pour renforcer la confiance des citoyens. L’accessibilité aux données sur les résultats des bureaux de vote, le financement des partis politiques et la gestion de la pandémie de la COVID-19 démontrent une grande ouverture du gouvernement en matière de transparence. La protection des données et de la vie privée reste toutefois un défi de taille à relever (The Economist Intelligence Unit, 2021). De plus, le Yuan législatif discute de nombreux projets de lois et réformes pour consolider les rapports entre les institutions, limiter la corruption et améliorer le niveau de vie.

La constitution et les Yuans de Taïwan
Taïwan est gouverné sous la constitution de 1946, rédigée en Chine continentale par les nationalistes du Kuomintang (KMT). Cette constitution prévoit cinq branches de gouvernement appelés Yuans : les Yuans exécutif, législatif, judiciaire, des examens et de contrôle. Les Yuans des examens et de contrôle, considérés comme des institutions secondaires, sont respectivement chargés du recrutement des fonctionnaires et du contrôle des comptes publics.

Les partis politiques jouent aussi un rôle prépondérant dans la pérennité de la démocratie à Taïwan. Le système politique actuel, quoique pluripartite, est structuré par l’opposition de deux grands partis dominants : le Kuomintang (KMT) et le Parti démocrate progressiste (PDP). Ces deux partis se partagent le pouvoir depuis les réformes démocratiques qui ont suivi l’abolition de la loi martiale, comme l’explique l’article 1.4. Contrairement au parti nationaliste du KMT, le PDP se veut plus indépendantiste. La question de l’indépendance et de la reconnaissance internationale, traitée dans l’article 2.2, est d’une importance capitale pour les Taïwanais, et plus particulièrement pour la nouvelle génération. Cet état de fait s’explique entre autres par le manque d’identité taïwanaise et par les pressions constantes de la Chine continentale qui considère encore Taïwan comme une province, et non comme un État indépendant (He & Becquelin, 2001).

UNE DÉMOCRATIE À SAVEUR AUTORITAIRE?

La cité-État de Singapour occupe le 74e rang et sa démocratie est catégorisée comme étant imparfaite. Deux raisons méritent d’être analysées.

Premièrement, le gouvernement de Singapour dirige son pays avec une petite élite et repose sur le principe de la méritocratie. Il faut comprendre que la pérennité duParti d’action populaire (PAP) provient de son habileté à sélectionner les citoyens les plus accomplis pour diriger le pays. En fait, depuis sa création, le PAP met de l’avant sa culture méritocratique : il communique ouvertement les critères de sélection comme les réussites pédagogiques et professionnelles à sa population. Éventuellement, celle-ci accepte ces termes et reconnaît la compétence de son gouvernement de même que la culture d’élitisme qui l’entoure (Bellows, 2009). Ainsi, le PAP est en mesure d’établir une base politique stable et d’éviter les instabilités inhérentes aux systèmes démocratiques multipartites (Duchâtel, 2008).

Cette méthode de gouvernance découle de la période de crise qui s’est produite à la suite de l’indépendance forcée de la Malaisie. Singapour voyait alors son économie s’écrouler, elle était entourée de voisins hostiles, et elle manquait de ressources naturelles. Cette situation alarmante a encouragé le gouvernement à rebâtir la cité-État le plus efficacement possible. Cela a entraîné la création d’une gouvernance méritocratique avec peu de dirigeants, ce qui suggère que l’importance est accordée au progrès du pays et non aux moyens d’y parvenir (Bellows, 2009).

Deuxièmement, le PAP organise des élections particulières pour légitimer son pouvoir. En fait, des élections spontanées sont organisées dans le but d’obtenir un mandat. Souvent, c’est en réponse à un événement ex-terne ou à l’exécution d’une politique interne au pays.Une fois les élections gagnées, le mandat est naturelle-ment interprété comme la volonté du peuple, ce qui justifie la victoire du PAP (Morgenbesser, 2017).

Le système politique de Singapour permet par contre une coexistence de nombreux partis minoritaires. Ces derniers agissent comme des contrepoids au PAP sans pour autant le mettre en danger. Ils constituent également des canaux de communication entre le parti majoritaire et la population, ce qui permet à cette dernière d’exprimer ses insatisfactions envers le PAP. Le système en place force donc en quelque sorte le PAP à respecter les intérêts populaires (Duchâtel, 2008).

DES DÉMOCRATIES DIFFÉRENTES LES UNES DES AUTRES

Les propos des panélistes Dominique Caouette, AndréLaliberté et Scott Simon, lors du Congrès Poly-Monde, soutiennent l’analyse des régions à l’étude : avec son score élevé, le Canada est une démocratie complète avec certaines taches modernes, Taïwan, nouvellement devenue une démocratie complète, devient le gagnant de l’année et Singapour est un régime démocratique semi-autoritaire avec une petite élite légitime à la tête du pays.

• photo © Timo Volz

Reconnaissance internationale de Taïwan

Texte de Marc Lorfils Milord

La reconnaissance internationale est une question fondamentale à se poser lorsqu’il s’agit de politique taïwanaise. Cette question met en lumière les décisions politiques prises par les gouvernements en place. Pour comprendre l’absence de l’île au sein d’organismes comme l’Organisation des Nations Unies (ONU), il faut remonter au début du conflit qui oppose la Chine et Taïwan depuis 1949. Analyser l’évolution de ce conflit au fil des années permet de mieux saisir la position de Taïwan et des parties prenantes externes face à ce dernier.

En janvier 2021, la représentante de Taïwan aux États-Unis, Hsiao Bi-khim, assiste sur invitation officielle à la cérémonie d’investiture du nouveau président américain, Joe Biden. C’est une grande première depuis le retrait de Taïwan des Nations Unies à la suite du rétablissement des relations diplomatiques entre les États-Unis et le gouvernement communiste de Pékin, seul représentant de la Chine. Cette nouvelle provoque la colère de Pékin qui, une semaine plus tard, fait pénétrer des avions militaires chinois dans le détroit de Taïwan (Agence France-Presse, 2021).

LA FUITE DES NATIONALISTES SUR L’ÎLE DE TAÏWAN

Depuis la guerre civile opposant les communistes aux nationalistes chinois, deux régimes coexistent de chaque côté du détroit de Taïwan : la République populaire de Chine (RPC) basée à Pékin et gouvernée par un régime communiste, et la République de Chine (ROC) fondée par les nationalistes réfugiés à Taipei. Malgré leur défaite, les nationalistes gouvernés par leKMT et dirigés par le général Tchang Kaï-chek instaurent un régime totalitaire à Taïwan. Ils continuent à clamer leur autorité légale sur toute la Chine. Le principe de la Chine unique à la base de ce conflit va au-delà de la guerre civile et vient fragiliser la dynamique des relations diplomatiques de ces deux territoires. Avant 1979, les Nations Unies et la plupart des pays occidentaux accordent leur soutien à Taïwan et reconnaissent le gouvernement de Taipei comme unique représentant légal de la Chine (Bourdin, 2018).

Le principe de la Chine unique
Position politique prise par la Chine continentale après la guerre civile de 1949 qui prône l’existence d’une seule Chine dans le monde. Ce principe clame l’île de Taïwan comme appartenant à une même nation chinoise et interdit à la RPC toutes relations diplomatiques et commerciales avec les pays s’opposant à ce principe (Le Pesant, 2013).

LA CHINE REMPLACE TAÏWAN AU SEIN DES NATIONS UNIES

Le conflit prend un autre tournant lors du retrait de Taïwan de l’assemblée générale des Nations Unies, en 1979; le gouvernement de Pékin est désormais reconnu comme représentant de la Chine. Cet événement permet de comprendre l’implication de la communauté internationale dans l’évolution de ce conflit. Ce retrait démontre que les relations internationales sont encore définies par des intérêts stratégiques, commerciaux et géopolitiques. Taïwan perd ainsi sa place aux NationsUnies, et par conséquent, ses alliés qui adhèrent automatiquement au principe de la Chine unique (Courmont, 2011). C’est le début de l’isolement international deTaïwan. Toutefois, Taïwan continue à entretenir des relations non diplomatiques avec quelques pays membres des Nations Unies. L’une des plus importantes relations est celle qu’elle entretient avec lesÉtats-Unis à travers le Taiwan Relations Act. Bien que les États-Unis fournissent à Taïwan des armes et des équipements militaires, sa politique reste quand même ambiguë puisque le Taiwan Relations Act ne garantit pas une intervention militaire américaine encas d’invasion de la Chine. L’interprétation de l’acte et les réels intérêts des États-Unis ne semblent pas faire l’unanimité dans la communauté politique, mais ce qui est certain, c’est que ce dernier empêche le conflit de prendre des tournures démesurées (Chang, 2000).

Taiwan Relations Act
Loi votée par le Congrès américain qui définit les relations qu’entretiennent les États-Unis avec Taïwan. Cette loi ne reconnaît pas la terminologie « République de Chine », définit des relations non diplomatiques entre les États-Unis et Taïwan, et autorise la vente d’armes et d’équipements militaires à l’île.

TAÏWAN ORGANISE SES PREMIÈRES ÉLECTIONS PRÉSIDENTIELLES

En 1996, les tensions entre la Chine et Taïwan s’intensifient. Après de nombreuses réformes, le gouvernement taïwanais opte pour un système démocratique et organise ses premières élections présidentielles (Rawnsley, 1997). Cet événement historique est la preuve que les Taïwanais ont soif d’un vent de changement en matière de politique intérieure.

Face à cette démocratie qui représente une menace au principe de la Chine unique, et craignant une déclaration d’indépendance du côté de Taïwan, la Chine adopte en 2005 la loi anti-sécession (Zou, 2005). Une vague de contestations s’ensuit chez les Taïwanais qui considèrent la loi comme étant un acte de menace. Malgré cela, la Chine ne renonce pas à l’idée de reconquérir l’île de Taïwan.

UNE DÉMOCRATIE EN PEINE DE RECONNAISSANCE

La question de l’indépendance et de la reconnaissance sont plus que jamais au cœur des débats politiques à Taïwan. Le Parti démocrate progressiste (PDP), actuellement au pouvoir, rejette le principe de la Chine unique et prône des valeurs démocratiques, comme le mentionne l’article 2.1. Ces multiples efforts pour la démocratie permettent de rehausser l’image de l’île sur la scène internationale.

Cependant, très peu de pays reconnaissent Taïwan entant que nation. C’est principalement le cas d’états de l’Amérique Latine, des Caraïbes et du Pacifique Sud (tableau 2.2). L’isolement international de Taïwan s’explique par le principe de la Chine unique qui donne à cette dernière l’exclusivité des relations diplomatiques par rapport à Taïwan. Ainsi, la Chine contraint ses pays amis et ses partenaires à ne pas faire affaire avec Taïwan. De plus, à titre de puissance économique mondiale, la Chine peut offrir de nombreux avantages économiques et ainsi attirer les alliés de Taïwan. Une épée de Damoclès semble donc être suspendue au-dessus de l’île, constamment menacée de perdre des alliés et craignant une potentielle invasion de la Chine.

Tableau 2.2 : Pays reconnaissant Taïwan comme une nation

Néanmoins, Taïwan bénéficie toujours du soutien des États-Unis. Les relations entre ces deux pays alliés ne font d’ailleurs que s’améliorer, notamment avec la levée des restrictions permettant aux diplomates américains d’entrer en contact avec leurs homologues taïwanais (Associated Press, 2021).

LA QUESTION DE L’INDÉPENDANCE : COMPARAISON AVEC LE QUÉBEC

Pour pousser la réflexion plus loin, une comparaison entre le Québec et Taïwan sur la question de l’indépendance s’avère particulièrement pertinente. Parallèlement aux mouvements populaires pour le référendum sur l’indépendance de Taïwan, en 2018, le Québec connaît, dans les années 1970, ses moments forts de souverainisme. L’élément commun de ces mouvements reste la quête d’une identité. Cette identité, dont discute l’article 1.1, repose sur les particularités historiques, culturelles et linguistiques des deux territoires. Lors du Congrès Poly-Monde, les panélistes Paul Evans etLou Janssen Dangzalan, respectivement titulaires de la chaire HSBC en recherche asiatique et avocat en droit de l’immigration au Canada, ont soutenu que pendant les années fortes de souverainisme au Québec, Taïwan s’intéressait à ce qui se passait au Canada et s’inspirait grandement de ce mouvement, dans un contexte marqué par de fortes idées de démocratisation et d’indépendance sur l’île. C’est d’ailleurs à cette époque que sont nés des partis démocrates et indépendantistes comme le PDP.

Toutefois, force est de souligner la différence entre ces deux mouvements. Lors des discussions sur les différences socio-politiques entre Taïwan et le Canada sur la question de l’indépendance, Paul Evans explique que la dynamique politique dans la démocratie est au cœur de celle-ci. Dans le contexte canadien, les individus ont le droit de revendiquer une identité qui leur est propre, considérant les droits et les libertés fondamentaux prônés dans les lois et les institutions canadiennes. La possibilité d’une indépendance est légitime en raison des différences entre le Québec et le reste du Canada. L’idée que le futur des Québécois serait meilleur hors du Canada n’est pas interdite et peut être discutée ou-vertement. Dans le contexte taïwanais, la réalité est tout autre. Peu importe les aspirations indépendantistes des Taïwanais, elles sont inacceptables pour la Chine continentale. Dans la conception de la Chine unique, il n’y a aucune place pour le séparatisme et l’indépendantisme.

Dès que les individus se penchent sur la question, le gouvernement chinois les considère comme une menace à la prospérité et à la sécurité nationales, comme cela a été le cas à Hong Kong (Kuah & Guiheux, 2009). Malgré la quête commune d’une identité, les réalités géopolitiques et militaires ne sont pas les mêmes. De plus, une réunification changerait radicalement le système démocratique de l’île en raison des différences sociétales avec la Chine, notamment sur la question des droits et libertés fondamentaux. Cette différence est moindre au Québec puisque la province se trouve déjà dans un pays démocratique, les indépendantistes ne revendiquant qu’une gouvernance mieux adaptée à leur réalité.

Le débat sur l’indépendance semble actuellement être plus prononcé à Taïwan qu’au Québec. La population québécoise se penche maintenant beaucoup moins sur la question qu’elle ne l’a fait pendant les années fortes du souverainisme. Reste à voir comment cette quête de l’identité pour les deux territoires évoluera dans les prochaines années.

• photo © Bryan Low

Arbitre de son propre jeu

Texte de Feng Yang Chen

Contrairement aux régimes démocratiques de Taïwan et du Canada, Singapour se distingue par son régime qualifié d’autoritaire et nombreux sont ceux qui mettent en doute la pérennité de ce dernier. En analysant de plus près, il semble que celui-ci ait conclu un accord tacite avec son peuple : tant que le pays continue de se développer, l’autoritarisme est toléré. Ainsi, pour demeurer au pouvoir, le Parti d’action populaire (PAP) assure avec une poigne de fer la croissance économique de son pays.

Immédiatement après l’éclosion du coronavirus, Singapour s’est démarquée sur la scène internationale par sa gestion efficace de la pandémie. Ces résultats ont été rendus possibles en grande partie grâce à l’intervention du gouvernement qui a imposé aux citoyens des applications mobiles de suivi, un confinement forcé et agile et un dépistage agressif (Kuguyo et al., 2020). Il peut sembler surprenant pour les civilisations de l’Amérique du Nord que la population singapourienne accepte de telles mesures restrictives. Pourtant, la différence évidente entre les situations sanitaires actuelles démontre l’efficacité de leur approche.

Singapour, quatrième au monde pour la gestion de la crise sanitaire
Avec moins de 60 000 cas et 29 décès pour une population de 5,7 millions, ce qui correspond à environ 1 % seulement de sa population en mars2021, la cité-État est l’un des pays dont le taux de contamination est le plus faible (Howell, 2020).

En fait, il faut comprendre que depuis la création du parti au pouvoir à Singapour, le PAP a été un régime démocratique à saveur autoritaire, comme le souligne l’article 2.1. En effet, depuis le début, un accord est mis de l’avant entre le peuple et les chefs d’État pour développer le pays de telle sorte que ce dernier soit le plus attrayant possible pour les autres pays, comme l’a expliqué Chia-Yi Chua lors de la visite du consulat honoraire de Singapour. C’est ce contrat social implicite qui permet au PAP un certain totalitarisme. Pour faire honneur à cette entente, le PAP assure fermement la croissance économique de son pays à travers trois stratégies, soit :

  • l’encadrement de son environnement économique;
  • l’arbitrage de ses activités économiques;
  • la consolidation du pouvoir.

La croissance du produit brut intérieur (PIB) illustrée au graphique 2.1 démontre bien du résultat de cette démarche.

Graphique 2.1 : Évolution du PIB de Singapour selon la parité des pouvoirs d’achat (PPA)

POLITIQUE SUR L’ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE

Un des piliers de la prospérité économique de la cité-État est sa capacité à attirer les investissements directs étrangers (IDE). Estimé à 40 % de son PIB en 2020, le stock d’IDE de Singapour figure parmi les plus élevés dans le monde. En plus de faire croître l’économie du pays dans de nombreux domaines comme les services financiers et les activités manufacturières, les IDE contribuent à un transfert de technologies que les Singapouriens ont intégré pour améliorer leur qualité de vie. Après tout, Singapour demeure en date de 2020, le centre d’innovation technologique de l’Asie (Figoni, 2012).

Il est pertinent de se questionner sur la manière dont Singapour attire autant d’investisseurs étrangers. Un élément de réponse crucial est le rôle du PAP dans l’établissement de politiques sur l’environnement économique de la cité-État. En effet, d’une part, le pays a mis en place des politiques de crédit et fiscales particulièrement avantageuses pour les investisseurs étrangers. Il est question d’un taux maximal de taxation de 17 % pour les compagnies et aucune taxe n’est appliquée aux gains en capital. D’autre part, une législation existe pour faciliter l’implantation des entreprises étrangères et l’arrivée de la main-d’œuvre qualifiée. Il ne faut pas non plus oublier le travail acharné du PAP pour maintenir la stabilité économique et politique et diminuer la corruption sur son territoire (Bellows, 2009). Ainsi, les actions du PAP ont contribué à l’épanouissement du pays en rendant Singapour attrayante aux investisseurs internationaux.

Il faut souligner aussi les nombreux accords conclus par Singapour. Comme le souligne Harpreet Singh lors de la visite avec la National University of Singapore, Singapour est la Suisse de l’Asie du Sud-Est; elle entretient de nombreux accords économiques avec pratiquement tous les pays du monde. Selon Harpreet Singh, la cité-État demeure neutre face aux tensions géopolitiques, comme le conflit actuel entre la Chine et les États-Unis, les deux plus grandes puissances mondiales.

National University of Singapore
Selon les propos qu’a tenus Harpreet Singh, lors de cette visite, pour revenir à l’analogie du terrain de jeu, les autorités gouvernementales ne peuvent pas être en même temps arbitres et joueurs. Ainsi, elles ont besoin du secteur privé pour générer les revenus et agir ainsi à titre de joueurs. Cependant, ces derniers sont encadrés de manière exhaustive parles réglementations instaurées par le gouvernement, c’est-à-dire l’arbitre.

DIRIGISME ÉCLAIRÉDU GOUVERNEMENT

En plus d’avoir adapté l’environnement économique à son développement, le PAP a également établi de nombreux cadres et règles pour diriger cette croissance.En fait, comme l’ont indiqué Paul Evans et Lou Janssen Dangzalan, lors du Congrès Poly-Monde, le PAP planifie à long terme la direction de son économie. Pource faire, deux institutions gouvernementales existent : le Singapore Economic Board et le Monetary Autority of Singapore. Le premier établit les orientations économiques dont il a été question dans la section précédente, tandis que le deuxième se charge de la réglementation de l’économie (Figoni, 2012). Ensemble, les autorités singapouriennes encadrent leur économie comme un terrain de jeu dont elles sont les arbitres. Ce constat est crucial, puisqu’il démontre le pouvoir que la cité-État possède sur sa propre croissance économique et sur son bien-être social.

Il est à noter que malgré l’influence des autorités publiques, le secteur privé de Singapour contribue considérablement à la production de valeur du pays.

Cela dit, une certaine nuance peut être apportée au dernier propos. La cité-État possède deux fonds souverains qui lui permettent de participer activement à sa propre économie : le Singapore Investment Corp et le Temasek Holdings qui totalisent respectivement environ 23 G$ et 292 M$ (Wee, 2021; Temasek, 2020). Ces participations ne sont toutefois pas suffisantes pour soutenir la croissance du pays, et comme mentionné lors de la visite avec Blue Fire AI, le secteur privé de-meure essentiel à Singapour.

LE RECRUTEMENT DES TALENTS AU CŒUR DE LA STRATÉGIE POLITIQUE

Pour demeurer arbitre de son propre jeu, le gouvernement singapourien doit s’assurer de la rétention, du développement et du recrutement de ses talents. Pour ce faire, de généreuses compensations sont offertes aux dirigeants du pays pour les garder au sein du gouvernement. L’idée est de décourager ces derniers d’aller travailler ailleurs pour un meilleur salaire, comme dans le secteur privé, et d’enrayer tout incitatif de corruption. De plus, ces compensations contribuent à attirer les meilleurs talents à rejoindre le gouvernement (Bellows, 2009). À titre indicatif, la paie du premier ministre de Singapour était estimée, en2011, à plus de 3 M$, ce qui rivalise le salaire des PDG d’entreprises, connus pour être de sérieux incitatifs à rester à leur poste (People’s Action Party, 2015).

Par ailleurs, le gouvernement offre de nombreuses bourses d’études complètes à ses meilleurs étudiants pour leur permettre de poursuivre leurs apprentis-sages dans les meilleures universités du monde. Seule condition : revenir à Singapour après l’obtention de leur diplôme. Cela permet ainsi au gouvernement de former la relève et d’avoir une liste de candidatures prometteuses pour le futur (Bellows, 2009). Bref, ces stratégies permettent au PAP de consolider son pou-voir en tant que dirigeant du pays et d’assurer la continuité du parti dans le futur.

En somme, la situation de la cité-État peut être résumée comme suit : Singapour est un régime capitaliste commandité par le gouvernement. En effet, comme l’explique cet article, le PAP encadre et réglemente son économie, tout en maintenant son pouvoir. Cela lui permet de diriger le pays de façon à assurer son développement et à remplir sa part du contrat social.

• photo © Rovin Ferrer

Le vent souffle sur les régimes de l’Asie du Sud-Est

Texte de Geneviève Bonhomme

La pérennité et la stabilité des gouvernements en place dans la cité-État de Singapour et à Taïwan peuvent être analysées au travers de mouvements politiques qui se sont produits au cours de la dernière décennie. Ces tournants politiques, entrepris volontairement ou non par la population, ont façonné les interactions entre les citoyens et son gouvernement, jusqu’à modifier la perception du peuple en regard des politiques intérieures et des visions à long terme des partis en place.

UN GOUVERNEMENT EXCEPTIONNEL?

La légitimité du long règne de 62 ans du PAP à Singapour repose sur l’élitisme et la compétence des membres au pouvoir, comme le présente l’article 2.1. Les exploits de la cité-État dans les domaines de la santé, du logement, du transport et de l’économie sont souvent qualifiés d’exceptionnels par la communauté internationale et par ses propres dirigeants.

Amende pour parler de son pays
En 2013, une licence d’exploitation de 50 k$ a été instaurée pour certaines compagnies de télécommunication fournissant, à l’intérieur et à l’extérieur du pays, des informations sur Singapour. Celles-ci peuvent être confisquées à tout moment si ces informations sont jugées injustes par le régime (Barr, 2016).

Depuis 2011, les nombreuses erreurs commises par le groupe d’élite à la tête du régime, et autrefois applaudis, ont remis en question la confiance entretenue face au régime méritocratique en place et l’exceptionnalisme autoproclamé de la cité-État. À titre d’exemples, les dirigeants ne sont pas parvenus, entre autres, à contrôler la bulle immobilière et la crise du logement de Singapour et n’ont pas su maintenir ou améliorer le système de transport désuet de l’époque. Ces erreurs techniques et politiques, reconnues par les ministres eux-mêmes, montrent que le gouvernement peut de-venir ordinaire malgré son système méritocratique qui concède aux citoyens les plus talentueux des places et des salaires de choix à la tête du pays. Le critère premier pour l’accès au pouvoir, la compétence, est entièrement remis en question : ce sont les ministres qui choisissent les candidats pour les secteurs publics et ces derniers ne sont plus aussi exceptionnels qu’avant (Barr, 2016).

Avec le taux d’approbation le plus bas jamais enregistré au PAP, soit 61 %, les élections de 2011 à Singapour ont traduit cette perte de crédibilité des élites. Ce portrait électoral dépeint la perte de contrôle du parti sur son discours méritocratique. Ses échecs et sa baisse de popularité ont été commentés sur Internet par de nombreux professeurs et blogueurs. Pour limiter cette atteinte à leur réputation, les élites ont resserré le contrôle des médias publics et plusieurs porte-parole ont fait l’objet de poursuites judiciaires ou de licenciements.

Malgré ces restrictions sur la liberté d’expression qui s’ajoutent au contrôle du PAP sur les médias locaux, l’électorat de Singapour a démontré peu d’intérêt à entamer des changements radicaux au sein du système politique.Ce fait est marqué par le principal parti d’opposition, le Workers Party (abrégé WP), qui n’incite pas à beaucoup de changements dans le système actuel (Barr, 2016).

Le déclin du discours exceptionnel du PAP se fait encore sentir aujourd’hui. Les élections générales de 2020 à Singapour, quoique remportées par le PAP, ont été marquées par la reconnaissance du WP comme le parti officiel à l’opposition au sein du gouvernement. Pour la première fois depuis la création de la cité-État, un parti d’opposition est reconnu. Cette reconnaissance officialise la possibilité d’un parti alternatif autre que le PAP au pouvoir et renforce l’idée du système bipartite (Guimaraes, 2020).

Choisir entre l’économie et l’identité
L’accord commercial sur les services entre les deux rives favorise les échanges économiques de plusieurs secteurs comme les services financiers ou le tourisme. Les investisseurs chinois pouvaient obtenir plus facilement des visas en sol taïwanais, établir plus de succursales et détenir de plus grandes parts de marché dans les industries taïwanaises. Le KMT, à l’époque, avait hâtivement accepté le projet, sans consultation publique ou de l’opposition (Hsieh & Weigel, 2014).

UNE DÉMOCRATIE PERMANENTE?

À Taïwan, après huit ans de mandat pour le PDP, leKMT reprend le pouvoir en 2008 grâce au retrait de la question identitaire dans les campagnes électorales et aux scandales de corruption du PDP. Reconnu pour ses intérêts unificateurs avec la Chine, le KMT a changé de cap lors de la campagne électorale de 2008.Avec Ma Ying-jeou à sa tête, le parti a su clarifier ses objectifs et ses valeurs en plaçant « Taïwan d’abord », sans pour autant mettre de côté les liens économiques serrés entre la Chine continentale et l’île (Lepesant, 2008).

Pourtant, en 2014, sous son régime, le parti adopte en catimini l’accord commercial sur les services entre les deux rives (Hsiao, 2016).

Le Mouvement Tournesols des Étudiants
Le Mouvement Tournesols des Étudiants est un mouvement protestataire organisé par des centaines d’étudiants qui envahissent le Parlement à Taipei, en mars 2014. Ces étudiants, soutenus par de nombreux avocats et groupes citoyens, protestent contre un rapprochement avec la Chine à la suite d’un passage en force, au Yuan législatif, d’un pacte accordant au gouvernement de Pékin un plus grand accès au secteur des services dans le cadre d’un accord de libre-échange.

L’approbation de ce dernier entraîne l’apparition du Mouvement Tournesols des Étudiants et chamboule l’ordre public pour dénoncer les pratiques antidémocratiques du parti et son penchant pour la Chine. C’est la renaissance de l’activisme politique taïwanais. Les manifestations qui ont suivi pendant plus de 24 jours expriment le mécontentement du Yuan législatif et de la population. Cette dernière est prête à défendre son identité et sa démocratie face à la coercition grandissante de la Chine. Le KMT est donc sommé de réaligner sa vision politique : il doit travailler avec les partis d’opposition et relever l’identité de la nation. Ironiquement, ce sont ces deux concepts qui leur avaient concédé la victoire aux deux dernières élections; l’échec de la réforme politique au sein du KMT a su ressusciter cet activisme pour finalement le mener à sa perte (Hsiao, 2016).

Figure 2.1 : Résultats des élections présidentielles de 2012 à Taïwan

Figure 2.2 : Résultats des élections présidentielles de 2016 à Taïwan

Les élections de 2016 confirment effectivement la chute du KMT. Le PDP remporte les élections présidentielles et législatives haut la main avec 56 % des votes et 60 % des sièges au Parlement. Ces résultats indiquent clairement au PDP ce que la population attend de lui : le maintien du statu quo avec la Chine et un respect pour l’identité et la démocratie nationales. Le Mouvement Tournesols des Étudiants a donc permis d’entrer dans une nouvelle ère de consolidation des points de vue politiques de la nation (figure 2.1 et figure 2.2) (Hsiao, 2016). Ce désir est encore cristallisé sur la scène politique, puisque le PDP remporte un second mandat aux élections de 2020 avec 57 % des votes, une élection réactive de Taïwan face à la perte d’autonomie de la région administrative hongkongaise (Tan, 2020; Sam, 2020). Ces événements ont démontré que l’idée chinoise « un pays, deux systèmes » n’est pas adaptée au contexte actuel.

En somme, le Mouvement Tournesols des Étudiants amorcé par les étudiants a encouragé la population taïwanaise à réagir aux décisions prises par la classe politique en place, soit le KMT. La population s’est servie du système démocratique pour changer le régime et énoncer clairement ses intérêts. Curieusement, ce jeu de réaction entre la classe politique et le peuple se manifeste également dans les élections québécoises de 2018 et la victoire décisive de la Coalition Avenir Québec (CAQ), actuellement au pouvoir. Les Québécois, après plusieurs décennies d’alternance entre le Parti québécois et le Parti libéral, portent au pouvoir un nouveau parti, marquant ainsi une rupture dans la scène politique. Contrairement aux partis libéral et québécois, respectivement qualifiés de centre droite et centre gauche, la CAQ est un parti nationaliste de droite (Bernatchez, 2019). Son élection traduit une volonté de changement de la part de la population envers le bipartisme actuel et l’abandon de la question d’indépendance, du moins, pour ces élections (Bernatchez, 2019; Lion, 2018).

• photo © Liao Je Wei

Synthèse

Bien qu’ils soient des systèmes démocratiques, Singapour, Taïwan et le Canada n’exercent pas leurs politiques de la même façon. Face aux enjeux politiques qui leur sont propres, les gouvernements en place doivent s’adapter pour assurer la paix, la prospérité et le bien-être sur leur territoire. Cela ne rend pas toutefois ces démocraties infaillibles. Les mouvements protestataires et les changements de régime qui ont eu lieu ces dernières années témoignent de la souveraineté du peuple qui réclame constamment la défense de ses intérêts. Si Singapour, Taïwan et le Canada veulent garder et améliorer leur place dans le classement de l’index démocratique, ils doivent continuer à agir en faveur d’une démocratie d’ouverture, de participation et de transparence.

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