Le contexte sociétal est à la base des comportements entrepreneuriaux des nations. Aussi culturellement différents soient-ils, les peuples taïwanais, singapourien et québécois partagent un arrière-plan historique semblable : de petites nations souvent bouleversées par d’imposants voisins. Ces changements drastiques et ponctuels ont forcément créé une identité forte et unique qui se manifeste dans différentes sphères de leur société.
Certains éléments particuliers permettent d’établir les singularités et les ressemblances entre le Québec, Singapour et Taïwan. En commençant par les différentes définitions de l’identité, ce chapitre passe en revue les notions de langues, d’idéologies et de droits fondamentaux afin de tracer le portrait global de ces trois nations.
Les sentiments d’appartenance et d’identité occupent une place importante au sein des communautés. Pourtant, il n’est pas toujours évident de trouver une réponse précise à la question identitaire individuelle et nationale, surtout pour des nations dont l’histoire ethnique s’avère complexe.
L’identité ethnique se définit comme l’appartenance à un certain groupe qui partage des pratiques socioculturelles, des valeurs ou des caractéristiques communes (Driedger, 2015), alors que l’identité nationale est le sentiment d’appartenance à un État ou à une nation. Selon ces deux définitions, un individu ne partagera pas nécessairement la même identité que son voisin, même s’ils ont la même origine et ont grandi de manière similaire. Par exemple, Singapour compte trois groupes ethniques distincts qui forment ensemble une seule et unique nation : les Chinois, les Malaisiens et les Tamouls. Pour des nations comme le Québec, la question identitaire peut prendre de l’importance, surtout lorsque la population est composée de nombreux individus provenant de diverses origines ethniques. Malgré certaines nuances, Taïwan et Singapour se sont aussi interrogées par rapport à leur identité à un certain moment tournant de leur histoire.
Un Chinois continental est une personne provenant de la Chine continentale qui s’identifie comme étant chinoise. Un Chinois taïwanais est une personne provenant de Taïwan qui s’identifie aussi comme étant chinoise. Un Taïwanais est une personne provenant de Taïwan qui s’identifie comme étant taïwanaise.
Une identité en conflit
La question identitaire s’est posée à Taïwan bien avant le début du conflit sino-taïwanais, mais elle a pris beaucoup plus d’importance depuis que la Chine continentale essaie de démontrer l’appartenance à part entière de l’île en tant que province chinoise (Guiheux, 2001). À la suite des vagues de domination par les Pays-Bas et le Japon, l’identité taïwanaise a été grandement influencée par son passé et l’île se qualifie aujourd’hui d’état pluriculturel. En revanche, la Chine continentale est présente sur l’île de Formose depuis le XVIIe siècle et elle y maintient un statu quo strict. Même si ethniquement, la majorité de la population est d’origine chinoise, cela ne veut pas dire que les Taïwanais se considèrent Chinois sur le plan de l’identité nationale (Cavalli, 2020).
Avant les nombreuses colonisations européennes et chinoises à Taïwan, plusieurs peuples malayo-polynésiens résidaient déjà sur l’île de Taïwan. Ces tribus se trouvent sous la famille des Austronésiens. La tribu des PingPu est l’une des plus connues et prend part au mouvement des peuples indigènes de Taïwan réclamant leurs terres ancestrales (Hsieh, 2013).
Depuis les années 1980, l’identité taïwanaise est au cœur de plusieurs études, ce qui témoigne des préoccupations de la société. Plusieurs sondages universitaires ont sondé la population pour connaître l’opinion publique à l’égard de l’identité nationale (graphique 1.1). C’est également à cette époque que la question sur l’identité ethnique commence à être plus développée et approfondie. Selon Scott Simon, professeur titulaire à l’École d’études sociologiques et anthropologiques et co-titulaire de la Chaire de recherche en études taïwanaises à l’Université d’Ottawa, les Taïwanais de souche représentent environ 85 % de la population. Outre le pays d’origine, les régions et les provinces sont aussi devenues des entités auxquelles les citoyens s’associent et se différencient, accentuant ainsi la différence entre un Chinois taïwanais et un Chinois continental (Muyard, 2012).
Graphique 1.1 : Répartition de l’identité nationale à Taïwan en 1992 et 2019
Cette distinction se perçoit également dans la langue. En effet, le mot « chinois » a une signification différente selon le mot mandarin employé (tableau 1.1). Si quelqu’un veut parler d’une personne chinoise dans le sens de son identité ethnique, il utilisera les termes Zhonghua huaren, Zhongguo wenhua et Zhonghua minzu. Par contre, quelqu’un qui s’identifie comme étant « Chinois » sous un angle politique choisira le mot Zhongguoren. De plus, une personne qui emploie le terme Zhongguoren s’identifie davantage comme chinois et s’associerait donc plus à la République populaire de Chine. Cela va de même pour le terme « taïwanais » Taiwanren qui signifie que l’individu réside à Taïwan ou qu’il n’est simplement pas Chinois, ce qui renforce la différence identitaire entre les deux peuples (Muyard, 2012).
Tableau 1.1 : Signification du mot « chinois » selon le terme mandarin employé
Une identité mélangée
À Singapour, l’identité ne se définit pas nécessairement selon l’appartenance politique. Avec une histoire chargée par le passage successif de nombreux empires colonisateurs, comme la Grande-Bretagne, le Portugal et le Japon, la population est devenue rapidement multiculturelle.
La cité-État rejoint la Malaisie en 1962, avant d’être rejetée du pays seulement trois ans plus tard, en partie en raison de tensions raciales qui sévissent entre les Singapouriens et les Malais (Perspective Monde, 1965). De plus, le People’s Action Party (PAP) et le gouvernement malais avaient, à ce moment précis, une vision très différente de l’identité nationale. Le PAP entretenait une vision multiculturaliste, tandis que le gouvernement de Tunku Abdul Rahman souhaitait garder une pureté malaisienne (Liu et al., 2002). Avant l’indépendance forcée de Singapour, la population malaisienne, qui s’identifie comme étant plutôt ethniquement chinoise, représentait 44 % des habitants. Cette réalité a été difficile à accepter dans un État islamique, car les valeurs religieuses de l’État ne sont pas partagées par une importante proportion de sa population (Guerrier, 2015).
Singapour doit son succès social à d’importantes politiques de planification sociales. Selon Dominique Caouette, professeur titulaire au Département de science politique de l’Université de Montréal et chercheur au Centre d’études asiatiques, les groupes ethniques sont artificiellement organisés par le gouvernement afin de conserver un ratio démographique stable, l’équilibre ethnique étant fondamental.
Actuellement, la population singapourienne se divise en quatre groupes distincts présentés au graphique 1.2. La population d’ethnie chinoise se compose principalement des descendants de colons européens et de Chinois qui ont immigré sur l’île pour le commerce. Cela accroît le multiculturalisme au sein de la communauté singapourienne. Il existe sur l’île une pensée populaire voulant que les Chinois à Singapour ne soient pas purement chinois ou purement locaux. De leur côté, ces derniers se considèrent Singapouriens avec des origines ethniques chinoises et ne voient pas de conflit entre ces deux identités (Garcia, 2017). Cette cohabitation de cultures démontre que pour les Chinois vivant à Singapour, l’identité nationale est plus forte que l’identité ethnique et qu’il existe une flexibilité et une acceptation des deux identités.
Graphique 1.2 : Répartition des groupes ethniques à Singapour
Une identité distincte
Au Québec, la question identitaire revêt autant d’importance qu’à Taïwan et Singapour. L’identité nationale y a d’ailleurs une plus grande importance que l’identité ethnique. La nation québécoise s’est toujours distinguée comme une minorité francophone parmi ses voisins canadiens-anglais et américains. Certes, le Québec peut être considéré comme bilingue et même multilingue si l’on considère les allophones, cependant, la langue française est ce qui représente majoritairement l’identité québécoise (Zarka, 2005). En ce sens, le Québec a connu, comme Taïwan, une croissance du sentiment nationaliste et souverain dans les années 1970. Ce mouvement est toujours présent, mais à plus petite échelle à Taïwan et similaire à Singapour; la majorité des individus font la paix entre leur identité ethnique et nationale.
Il est commun de mentionner que l’hétérogénéité d’un pays se mesure, entre autres, aux langues qui y sont officiellement reconnues. Taïwan et Singapour sont deux exemples pertinents de cet indicateur. Deux nations géographiquement restreintes, mais aux langues et aux cultures étendues.
une mine linguistique
Taïwan est terre d’accueil d’une multitude de langues et d’accents, la majorité provenant des langues austronésiennes et sino-tibétaines. Plus de 14 des 21 langues originaires de cette petite nation sont encore parlées aujourd’hui (Blust, 2018), ce qui démontre bien l’importance identitaire que les Taïwanais accordent à la langue et leur conviction à la conserver. Les langues sino-tibétaines de Taïwan découlent des vagues colonisatrices chinoises qui se sont succédé au cours des 400 dernières années (Blust, 2018). Cette arrivée massive de dialectes sino-tibétains a fait naître des langues qui sont aujourd’hui couramment parlées à Taïwan, telles que le hakka, le hokkien taïwanais et le mandarin taïwanais (Cheng, 2011). Cette dernière langue a notamment permis de faire de Taïwan un centre d’intérêt pour le Mandopop, la musique populaire en mandarin (Chang, 2019). Dans ce petit État, cinq langues sont considérées comme officielles au point de vue légal (Cheng, 2011). Le tableau 1.2 présente globalement l’utilisation et la présence de ces cinq langues.
Tableau 1.2 : Langues principalement employées dans les foyers
Les langues formosanes descendant des langues austronésiennes sont les langues indigènes, autrefois parlées par les premiers habitants de Taïwan. Elles sont principalement parlées dans l’est de l’île où demeure une majorité de la population formosane. En raison des changements fréquents de langues auxquels a été contrainte la population taïwanaise, l’utilisation des langues formosanes s’est vue dangereusement diminuée (Lim et al., 2010). Dans un effort pour faire revivre ce patrimoine, le gouvernement a rendu officiels, en 2017, les 16 langues et 42 accents formosans, en plus de créer des chaînes de télévision et des stations de radio permettant d’offrir plus de visibilité à cette langue identitaire (Lim et al., 2010).
En 1949, à la suite de l’occupation de Taïwan par les Japonais, le parti nationaliste au pouvoir, le Kuomintang (KMT), impose une loi martiale interdisant l’usage d’une langue autre que le mandarin dans la musique populaire. C’est ainsi qu’apparaît le Mandopop sur l’île de Taïwan. Au fil des ans, les modes occidentales ont influencé la musique taïwanaise, se combinant avec les sons traditionnels du Mandopop pour former un style et une identité uniques (Chang, 2019).
modernité multilinguistique
Singapour est aussi un grand centre linguistique. Avec plus de 20 dialectes fréquemment entendus dans les rues de la ville, la diversité linguistique est un élément phare de l’identité singapourienne. Plusieurs des langues parlées à Singapour sont d’origine austronésienne, sino-tibétaine et dravidienne, soit les langues provenant du Moyen-Orient. La langue nationale de Singapour demeure toutefois le malais (Stroud & Wee, 2011). Ce choix a été fait de façon symbolique par le gouvernement, puisqu’il s’agit de la langue des Malais, reconnus comme les premiers habitants de Singapour. Les autres langues officielles ont principalement été choisies en fonction des différents groupes ethniques présents. Une description globale des langues officielles est présentée au tableau 1.2. Sous le Régime britannique, l’anglais a pris une place importante au sein de la population singapourienne, et ce, autant dans le domaine des affaires, que dans l’éducation (Deterding, 2007).
une influence anglaise
L’anglais est utilisé comme langue de commerce dans tous les centres urbains du monde; Singapour et Taïwan ne font pas exception.
À Taïwan, l’anglais est officiellement désigné comme la langue des communications externes (Zakharia & Arnstein, 2005). Le gouvernement promeut explicitement l’apprentissage de l’anglais comme une façon de faire rayonner Taïwan à l’international. Bien que la place qu’occupe l’anglais dans la société taïwanaise puisse encore être débattue par certains, une majorité de la population voit les avantages de l’utilisation de cette langue et la part importante qu’elle occupe dans le développement de domaines spécifiques tels que l’économie, la finance et les technologies (Zakharia & Arnstein, 2005). En matière d’éducation, le discours demeure le même : le ministère de l’Éducation de Taïwan reconnaît depuis plusieurs décennies l’importance de l’anglais pour la prospérité du pays. L’ancienne politique demandait l’étude de l’anglais pendant sept années. Actuellement, l’influence anglaise se fait de plus en plus présente, forçant le gouvernement à instaurer une réforme demandant l’étude de l’anglais pour neuf ans, en mettant l’accent sur les habiletés de communication (Seilhamer, 2015). Cette décision gouvernementale ne fait pas l’unanimité chez les parents. Plusieurs ont répliqué comme quoi il y avait atteinte à leur identité. L’instauration d’une langue qui est de nature « étrangère », alors que les langues indigènes taïwanaises sont en voie d’extinction, crée un certain inconfort au sein de la population (Tien, 2019). Ces familles évoquent que l’apprentissage de ces langues doit se faire à la discrétion de chaque foyer. Malgré le mécontentement d’une partie de la population, le gouvernement taïwanais est enclin à poursuivre l’éducation de l’anglais, envisageant même de la rendre officielle d’ici 2030 (Wei, 2020).
À titre d’ancienne colonie britannique, les dirigeants ainsi que la population singapourienne ont tous été témoins de l’importance de la langue anglaise dans le développement social et économique de leur pays (Lim et al., 2010). L’adoption de l’anglais comme langue officielle a permis à Singapour de démontrer son intention de s’internationaliser et de contribuer au développement économique mondial. Ainsi, le ministère de l’Éducation de Singapour propose des programmes où l’apprentissage de l’anglais est mis de l’avant, et ce, sans objection de la part de la population (Lim et al., 2010). Certains se forcent même à apprendre l’anglais, car ils estiment que c’est une connaissance qui leur permettra d’atteindre une certaine notoriété (Stroud & Wee, 2011).
La superficie de Singapour est tellement petite qu’il n’y a pas de grandes variations d’accent anglais. En effet, la seule différence pour cette langue se trouve dans le domaine de l’éducation. Nombreux sont les habitants qui peuvent introduire du singlish dans leurs dialogues quotidiens. L’accent singlish est si près de la langue anglaise originale que la séparation officielle en deux langues demeure contestée (Deterding, 2007).
Le mouton noir canadien
La situation de l’anglais au Canada, en particulier au Québec, pourrait se comparer à celle qui prévaut à Taïwan et Singapour. Le français fait partie intégrante de l’identité de beaucoup de Québécois. Pourtant, le multiculturalisme est si présent au Québec qu’un glissement linguistique vers l’anglais est inévitable (Dufour, 2008). Autrefois, une partie de l’élite anglophone québécoise apprenait le français pour servir de ponts entre les deux langues et étendre leur réseau chez les francophones. Toutefois, si la province oriente son éducation vers un bilinguisme institutionnel, les anglophones n’auront plus de raison d’apprendre le français. L’anglais permet l’ouverture et le contact à l’étranger, valeurs importantes pour le peuple québécois (Dufour, 2008). Ainsi, pour le Québec, la question est de trouver l’équilibre entre bilinguisme individuel et bilinguisme institutionnel.
L’importance et la diversité de la langue permet de brosser un portrait des cultures et des idéologies présentes au sein du pays. La place que la langue occupe démontre qu’au-delà du moyen de communication, elle est aussi un miroir de l’histoire d’une population. Enfin, l’isolement linguistique, ou au contraire l’ouverture que permet le multilinguisme, sont des facteurs déterminants pour les entreprises qui souhaitent accéder au marché international et y prospérer.
Les liens entre les religions et les marchés économiques sont subtils et peuvent inspirer un certain scepticisme. Toutefois, les idéologies, surtout lorsqu’elles sont partagées par une majorité, ont une grande influence sur les dynamiques sociétales, ainsi que sur les philosophies d’entreprises. Taïwan et Singapour sont de bons exemples d’une gestion de la diversité religieuse qui contraste avec la tangente qu’emprunte le Québec.
Devant l’importante compétitivité des marchés internationaux et le constat d’une fulgurante croissance des industries taïwanaises et singapouriennes, il est intéressant de comparer le cadre de gestion de ces entreprises. À titre d’indicateurs de performance, les notions d’éthique et de culture d’entreprise renvoient à « des règlements moraux édictés par la direction d’une entreprise pour légitimer son organisation du travail et asseoir son image » (Cuche, 2016), mais aussi à la manière dont ces préceptes sont reçus par les employés, les clients et les bénéficiaires. Puisque les comportements sociaux sont naturellement influencés par l’idéologie que partagent les protagonistes de la dynamique industrielle, il convient de se pencher sur le sujet.
Graphique 1.3 : Profil des religions
Le graphique 1.3 présente le profil des religions au Canada, à Taïwan et à Singapour. Aujourd’hui, à Taïwan, le bouddhisme, le taoïsme, le christianisme, l’islam et plusieurs autres religions se côtoient. Pourtant, sous certaines dominations, japonaise par exemple, la liberté d’exercice des pratiques religieuses était corrélée à une loyauté indésirable. À Singapour, l’histoire coloniale a participé à la création d’une « identité cosmopolite » composée du bouddhisme, du mahayana, de l’islam, du christianisme, de l’hindouisme et d’autres croyances. Singapour est d’ailleurs reconnue à l’international pour sa gestion de la diversité religieuse. Au Canada, le profil des religions se composait majoritairement, en 2011, de chrétiens et de non religieux qui représentaient respectivement 67 % et 24 % de la population (World Population Review, 2021). Au Québec, une rupture nette entre les religions et les institutions gouvernementales, économiques et scolaires est observée et délibérément accentuée par les politiques publiques. En comparaison, bien que Singapour soit officiellement un État séculier, sa législation est très impliquée dans les relations interreligieuses et interethniques. Une étude sur la corrélation entre la disposition religieuse et le développement économique de Singapour soutient que le haut taux de religiosité est dû à l’enracinement de la religion et à la promotion directe et indirecte de celle-ci par l’État (Pereira, 2005). D’un côté, la négation de l’ethnicité au profit de l’avancement économique semble pousser les individus à s’accrocher à leur religion qui est par ailleurs traitée comme connexe à l’ethnie. D’un autre côté, l’État utilise la religion de ses citoyens comme un rempart à l’émergence de la pensée occidentale, perçue comme individualiste. Les religions dites traditionnelles semblent en effet être un véhicule plus solide à l’implantation de l’idéologie du gouvernement qui se traduit notamment par le document officiel des valeurs communes (Shared Values). Elles constituent en quelque sorte le garde-fou des valeurs morales sur lesquelles se base la société singapourienne. Elles permettent en outre de promouvoir des valeurs telles que le respect de l’autorité, l’efficacité pratique et la frugalité qui appuient la légitimité de la structure sociale et gouvernementale qualifiée de restrictive.
L’objectif du document The White Paper on Shared Values est de relever les valeurs communes des différents héritages culturels et d’en faire, pour les générations futures, un guide assurant le bon fonctionnement de la société. Certains auteurs ont étudié ce document selon une perspective confucéenne, relevant l’influence des populations d’origine chinoise, ainsi qu’un certain favoritisme institutionnalisé.
En janvier 1991, le gouvernement de Singapour formalise le document intitulé White Paper on Shared Values (Gouvernement de Singapour, 1991). La proposition d’une vision partagée de la citoyenneté s’appuie sur cinq valeurs nationales :
Influence du confucianisme
L’étude des marchés industriels à travers la caractérisation de certaines entreprises est complexe dans la mesure où on ne peut résumer la performance par un positionnement géographique, la présence d’une majorité ethnique ou une personnalité distincte. Dans les sociétés à l’étude, plusieurs influences allant des restes de l’emprise japonaise à la présence de pays limitrophes musulmans sont observées. Toutefois, puisqu’une majorité de la population est chinoise ou d’origine chinoise (74,3 % à Singapour et 98 % à Taïwan (World Population Review, 2021)), l’intérêt principal s’oriente vers le confucianisme, une idéologie souvent rattachée à une identité chinoise et dont les principes occupent un rôle important dans la vision du travail, les liens familiaux, la place de l’homme en société, etc.
Le confucianisme est un enseignement moral qui transmet des indications sur les relations, qu’elles soient envers soi-même, entre les humains ou de gouvernance. Cinq relations cardinales sont détaillées dans les quatre livres de Confucius, soit « celles qui régissent les relations entre le prince et le sujet, entre le père et le fils, entre le mari et la femme, entre le frère aîné et le frère puîné, entre les compagnons ou les amis » (Laulusa & Eglem, 2011). Ces indications précisent les comportements à observer selon les relations, ainsi que la hiérarchie à respecter en tout temps.
Le confucianisme est une philosophie qui a émergé en Chine au Ve siècle av. J.-C. (Laulusa et Eglem, 2011). Il s’agit d’une doctrine transmise par Confucius (Kong fuzi dit Maître Kong) qui se serait lui-même référé aux préceptes des rois-sages mythiques, Yao et Shun (Laulusa et Eglem, 2011). Les cinq vertus au centre de ce courant sont le Ren (vertu d’humanité, bienveillance sociale), le Yi (justice, probité, équité), le Li (rites, convenances), le Zhi (sagesse, connaissance) et le Xin (sincérité, fiabilité) (Mark, 2020).
L’enseignement confucéen a migré de la Chine vers Singapour et Taïwan avec les Chinois d’outre-mer qui ont continué d’envoyer leurs enfants dans des écoles « chinoises ». Dans la société moderne, à Singapour notamment, les valeurs confucéennes sont subordonnées à l’objectif premier de faire de Singapour un État d’exception, tant à travers son développement que dans une distance volontaire avec les pays limitrophes. Sans vouloir instrumenter ces valeurs, il est possible d’y trouver des outils de gestion politiques et entrepreneuriaux. Les valeurs de cohésion familiale, par exemple, servent à renforcer la transmission des valeurs morales. Encouragés à être frugaux, les employés sont moins portés à demander des augmentations de salaire afin d’améliorer leurs conditions de vie (Laulusa & Eglem, 2011). Les bas salaires étant justifiés, il ne faut pas s’étonner de l’avantage industriel comparatif lié à la main-d’œuvre. Aussi, le respect naturel de la hiérarchie déteint sur les relations entre le gouvernement et les citoyens; la valorisation de l’obéissance légitime l’autorité du gouvernement. Il est donc possible de distinguer le confucianisme philosophique du confucianisme politique, mais il est difficile de distinguer les politiques influencées par les préceptes confucéens de celles qui s’appuient sur une philosophie déjà bien ancrée dans la société pour justifier leurs actions.
En 2011, une étude relevait les valeurs confucéennes qui participent positivement ou négativement au succès des processus de contrôle de gestion en entreprise. Il y est mentionné qu’un confucianisme appliqué s’observe dans les entreprises chinoises à travers les notions de performance sociale, de loyauté et de la nécessité de bien paraître en toute circonstance (Laulusa & Eglem, 2011). Ce dernier élément de la philosophie confucéenne s’avère être un obstacle à l’innovation lorsqu’il décourage les employés d’essayer de nouveaux outils qu’ils ne maîtrisent pas. Aujourd’hui, à Taïwan et à Singapour, il n’est pas possible de conclure que les entreprises respectent les préceptes du confucianisme à la lettre. Toutefois, ces derniers sont la base de l’émergence d’une culture d’entreprise distincte influencée par une dynamique mondiale de développement et de profits économiques.
Une comparaison de Singapour, de Taïwan et du Canada fait émerger une immense différence en matière de droits, de libertés et d’écoles de pensée. Dans le contexte actuel, il est d’autant plus intéressant de se questionner sur la position de chaque État et sur la perception des habitants face à celle-ci. Quels sont les liens qui peuvent être établis entre le libéralisme économique et les libertés individuelles, en se penchant sur le cas de Singapour et de Taïwan?
Contrat social, l’autoritarisme au service du développement économique
Selon un classement qui prend en considération les droits politiques et les libertés civiles, Singapour, Taïwan et le Canada obtiennent respectivement 48, 94 et 98 points sur un total de 100 points en matière de liberté globale, soit « partiellement libre » pour le premier et « libre » pour les seconds (Freedom House, 2021). D’un point de vue extérieur, il est raisonnable de se questionner quant au respect des droits de la personne à la vue d’un résultat comme celui qu’enregistre Singapour. Sans rejeter les principes de la définition occidentale de la liberté, il existe d’autres définitions complémentaires des droits de l’homme ajustées aux réalités distinctes du développement des pays asiatiques. Prenons l’exemple de Singapour, suivant l’idée du développement d’un État singulier, le gouvernement composé à la suite de l’indépendance a tenu fermement toutes les sphères de la société afin de l’entraîner dans sa vision. Le document officiel de la reconnaissance de valeurs communes The White Paper on Shared Values énonce d’ailleurs, dans la section analysant la société en fonction des droits individuels, le constat suivant : « Si les Singapouriens avaient insisté sur leurs droits et prérogatives individuels et refusé de les compromettre pour les intérêts supérieurs de la nation, ils auraient restreint les options disponibles pour résoudre ces problèmes. » (Gouvernement de Singapour, 1991; traduction libre). Taïwan aussi, au début de son développement, était régi par un gouvernement autoritaire. Toutefois, l’île a très rapidement transité d’un parti unique à une démocratie multipartite suivant son développement économique et social. Il y a moins de 35 ans, Taïwan était encore assujettie à la loi martiale qui restreignait la liberté individuelle de la population. Aujourd’hui, il s’agit de la deuxième nation la plus libre en Asie, après le Japon (La Rédaction, 2021). Bien que les droits fondamentaux y soient comparables à ceux des pays d’Amérique du Nord, un de ses défis demeure, un peu comme au Québec, la représentativité des peuples autochtones. Singapour n’a pas suivi cette tendance, puisqu’aujourd’hui encore, les indices de liberté globale sont faibles, et ce, même si le pays adopte une démocratie parlementaire.
Certains auteurs et professeurs, comme Dominique Caouette, relèvent justement l’existence d’un « contrat social » entre le gouvernement et les citoyens où ces derniers troquent une part de leurs libertés individuelles au profit de la communauté singapourienne et de son développement. Cette notion d’échange est revenue à maintes reprises lors du Congrès Poly-Monde.
Un pionnier pour l’Asie
En mai 2019, Taïwan devient la première nation de l’Asie à légaliser le mariage de même sexe (Krumbein, 2020). Pourtant, il y a déjà quelques années que les relations homosexuelles ne sont plus bannies par la loi. Plus de 80 % des Taïwanais de 30 ans et moins sont d’ailleurs en faveur de la légalisation du mariage de même sexe. Cette ouverture d’esprit chez les jeunes Taïwanais découle notamment de leur niveau d’éducation supérieur aux autres générations, de l’exposition quotidienne aux influenceurs LGBTQ+ dans les médias, ainsi que de leur tendance à voyager dans les pays occidentaux (Krumbein, 2020). De plus, un point démontrant clairement l’ouverture de Taïwan réside dans l’éducation de la population. Depuis 2004, une loi en vigueur rend obligatoire l’éducation sur la question des genres. Cette éducation englobe de larges sujets, allant du concept non-binaire des genres jusqu’à l’égalité des sexes (Krumbein, 2020). À travers ses visites, l’équipe Poly-Monde a toutefois pu observer le revers d’un gouvernement plus autoritaire en matière de sécurité, d’achèvement des projets et d’efficacité de gouvernance. D’un point de vue technique, il est possible d’apprécier la facilité avec laquelle Singapour peut se permettre de restructurer ses infrastructures et son paysage au service de la population actuelle, ainsi qu’en prévision des besoins futurs. Par contre, cet accord ne justifie pas le retard qu’observent les combats pour l’égalité homme-femme et les droits LGBTQ+.
Lors de la rencontre virtuelle avec Taïwan Equality Campaign, il a été mentionné qu’en 2019, plus de 200 000 participants internationaux ont marché dans les rues de la métropole pour célébrer la fierté à Taïwan. Ce taux de participation record signifiait l’importance de cet événement pour la communauté asiatique. Lors de sa première édition, en 2003, plusieurs Taïwanais étaient craintifs de faire leur coming out public. Les organisateurs de cette parade avaient même préparé des masques pour couvrir leur visage afin de permettre à tous de se faire entendre dans les rues.
Une apparence trompeuse
À première vue, Singapour, ville moderne et grandiose, donne l’impression que les habitants sont libres (Wong et al., 2021). Cette projection est d’ailleurs essentielle aux relations diplomatiques. Pourtant, d’un point de vue occidental, Singapour peut être conservatrice face à certains enjeux. En ce sens, les droits des personnes LGBTQ+ demeurent à ce jour sévèrement brimés. Une relation homosexuelle est un crime punissable par la loi, la conséquence étant parfois la peine de mort (Roth, 2020). De plus, aucune protection légale n’est offerte pour contrer la discrimination de genre ou d’orientation sexuelle. La situation n’est pas plus reluisante du côté des travailleurs immigrants. Une grande majorité d’entre eux est actuellement sujette à l’exploitation financière, à des restrictions de mouvement, à la confiscation de passeport ou encore à des abus physiques et sexuels. Plusieurs critiquent la situation singapourienne et le fait que le gouvernement priorise les échanges commerciaux et l’avancement technologique, alors que les enjeux humains au sein de la société sont fondamentalement en péril (Roth, 2020).
La liberté d’expression et sa place dans la culture médiatique
En termes de liberté d’expression et de culture médiatique, Taïwan est considérée comme étant de plus en plus libre et s’éloigne progressivement de l’hypothèse initiale d’une influence marquée par sa proximité avec la Chine continentale. En 1987, la loi martiale instaurée par le Kuomintang (KMT) est levée, permettant à la presse taïwanaise de s’exprimer librement sans que le gouvernement intervienne (Hsu & Merle, 2009). Malgré cette mesure, Taïwan se retrouve fréquemment dans l’ombre de la Chine, notamment à travers le discours diffusé sur Internet (Ricaud, 2009). D’un côté, en plus des règles strictes qu’impose la Chine en matière d’Internet, celle-ci s’assure d’éclipser Taïwan le plus possible en assurant une plus grande présence médiatique (Ricaud, 2009). Par exemple, la Chine essaie d’effacer le terme « République de Chine » et de le remplacer par « Chinese Taipei ». Ce message crée l’illusion que Taïwan fait partie de la Chine continentale à part entière (Ricaud, 2009). Par ailleurs, grâce à sa démocratisation et à sa séparation gouvernementale avec la Chine continentale, « l’île de Formose est hyperconnectée (plus de 15 millions d’internautes, soit 67 % de la population taïwanaise) et échappe au Great Firewall que la Chine utilise pour contrôler les informations et réduire au silence les dissidents du continent » (Ricaud, 2009). Aujourd’hui, cette liberté acquise est un motif de refus catégorique à la réunification.
Dans les sociétés occidentales, la grande majorité s’entend pour dire que le gouvernement ne doit pas contrôler les médias, car cela brime la liberté d’expression des individus tout en étant considéré comme un comportement totalitaire. Ce comportement est en effet habituellement rattaché à des pays où le gouvernement en place exerce un pouvoir plus autoritaire sur son territoire. Pourtant, ce n’est pas toujours le cas. Singapour est un pays stratégique et épanoui, mais son gouvernement ne semble pas laisser beaucoup de liberté dans le marché des médias (Tandoc Jr., 2019). En 2019, une nouvelle loi interdisant la publication de fausses nouvelles a été instaurée au sein de la cité-État. Selon le gouvernement singapourien, la Protection from Online Falsehoods and Manipulation Act a été mise en place pour protéger les citoyens de contenus nuisibles pouvant inciter à la violence et aux discours haineux (Tandoc Jr., 2019).
Depuis plusieurs années, Spartacus publie un guide mettant en valeur plusieurs indicateurs susceptibles d’aider les membres de la communauté LGBTQ+ à orienter leur choix en matière de destination touristique. Ces facteurs associent un pointage aux actions positives que pose le gouvernement pour la population et soustraient des points pour les actions négatives telles que les lois anti-gais, la fierté bannie, l’influence religieuse, les persécutions et la peine de mort. En combinant les pointages, Spartacus dresse une liste recommandant les pays sécuritaires à visiter. Ces résultats sont présentés au graphique 1.4.
Graphique 1.4 : Classement des pays en termes de sécurité touristique pour la communauté LGBTQ+
Le contexte idéologique de l’émergence de revendications des droits et libertés est foncièrement différent dans la présente comparaison du Québec, de Taïwan et de Singapour. Là où le Canada encourage la liberté d’expression et conçoit, par exemple, l’indépendance du Québec avec un référendum y étant favorable, Taïwan est perçue comme dissidente à la mention de sa séparation et certains entretiennent encore des réactions offensives à son égard. Du côté de Singapour, la volonté de conserver l’estime de ses partenaires commerciaux encourage l’assouplissement de l’application des lois, mais la finalité de ces changements demeure essentiellement pragmatique.
Pour toute nation, l’identité est un concept important à partager pour unifier une communauté et ainsi susciter un sentiment d’appartenance à la société. Plusieurs facteurs peuvent teinter cette identité, surtout pour des sociétés qui cherchent leur place sur la scène internationale et qui sont distinctes des nations les entourant. Les langues parlées, les valeurs communes, les religions dominantes et l’expression des libertés sont tous des éléments qui peuvent avoir un impact considérable à l’intérieur d’un même territoire. Ceux-ci peuvent créer des écarts ou encore des rapprochements culturels entre des individus qui partagent une base historique unique et originale.